
En dehors des conquêtes et du commerce, voyager pour « le plaisir » ne date pas d’hier. Les Grecs et les Romains pratiquaient déjà une forme de tourisme. Les Jeux Olympiques attiraient des foules de spectateurs, tandis que les élites romaines appréciaient les séjours dans leurs villas maritimes de Campanie. Au Moyen Âge, ce sont les pèlerinages qui sont à la mode, mais c’est à la Renaissance puis aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles que se dessine ce qui deviendra le premier modèle du tourisme moderne : le Grand Tour.
Les jeunes aristocrates et bourgeois fortunés d’Europe occidentale entreprennent un long périple formateur à travers le continent, surtout vers l’Italie. Les villes d’art comme Florence, Venise ou Rome deviennent des étapes incontournables. Le Grand Tour consacre une vision du voyage comme expérience d’apprentissage et de distinction sociale.
Le XIXᵉ siècle marque une rupture : le chemin de fer rend le voyage plus rapide, plus sûr, plus accessible. Les stations balnéaires et thermales deviennent les symboles de cette modernité. Toutefois, cette démocratisation reste relative : seuls les bourgeois et les classes moyennes supérieures peuvent réellement profiter de ces loisirs.
Le 5 juillet 1841, le britannique Thomas Cook organise le premier voyage de groupe organisé de Leicester à Loughborough pour 500 militants luttant contre la dépendance à l’alcool de leurs concitoyens. La première agence de voyages est née ! Le voyage bascule vers une logique commerciale : forfaits, itinéraires standardisés, circuits préétablis. C’est la naissance du tourisme comme produit. Avec l’avènement des congés payés, la liberté et l’improvisation du voyageur cultivé laissent place à une expérience encadrée, calibrée pour convenir à une clientèle populaire élargie.
Le voyage devient aussi l’illusion de lui-même : offrir une expérience romancée, mais industrialisée d’une quête de paysages sublimes et d’émotions intenses. D’une pérégrination intime et initiatique, il se transforme en consommation de décors. Vous voulez revivre l’extraordinaire histoire naturaliste de Gérald Durrell et de sa sympathique famille à Corfou ? Pas de problèmes, un petit tour sur Tripadvisor et vous trouverez des tas de moyens pour vous retrouver agglutiné avec des centaines de vos semblables en tongues et bien huilés.
Régulièrement, les médias modernes poussent souvent le cynisme à titrer du genre « Ces 10 endroits encore secrets à découvrir pour l’été 2025 » anéantissant par là même le caractère secret des endroits en question pour les jeter en pâture à l’ogre Instagram. Le tourisme de masse est bien plus souvent responsable de catastrophes écologiques et sociales que du bien-être et de la protection des écosystèmes et des populations locales. À un tel point que l’anthropologue Aude Vidal appelle à son abolition dans son essai Dévorer le monde (Payot, 2024).
La Wallonie n’échappe pas à la règle, mais reste encore relativement préservée au regard d’autres destinations plus exotiques. Notre joyau de famille, très accessible et pourtant encore très « naturel », c’est l’Ardenne. Nos voisins y viennent en masse à la recherche de nature sauvage. Mais là aussi, l’excès n’est jamais loin. La descente de la Lesse en kayak ressemble souvent plus à un black Friday dans un Apple Store qu’à la découverte du Klondike en solo, et certains spots restent d’inaltérables entonnoirs à touristes fortement déconseillés aux adeptes d’un paisible après-midi d’un faune dans une clairière hors du temps.
Avec une image touristique (trop) longtemps considérée comme vieillotte et bas de gamme, la Wallonie se donne enfin les moyens pour accueillir comme il se doit un public en recherche de nature et d’activités intégrées et respectueuses de celle-ci. Pourra-t-elle pour autant respecter les trois règles du tourisme durable à savoir, minimiser l’impact écologique, centrer sur la rencontre et le partage et valoriser la lenteur et la proximité ? Pourra-t-elle éviter les excès et améliorer la cohabitation entre les différentes composantes humaines et naturelles du territoire ?
Au regard de ce qui se fait chez certains de nos voisins, notamment en Allemagne, il y a encore du chemin à parcourir, mais gageons que nous soyons sur la bonne voie. Les expériences mises en place dans les deux nouveaux Parcs nationaux sont déjà d’intéressants laboratoires en la matière. C’est aussi dans cet esprit qu’Ardenne & Gaume a entièrement revisité l’accueil dans son fleuron naturel, géologique et historique qu’est la réserve naturelle de Furfooz.
Cet article est l’édito des Carnets des Espaces Naturels N°26.
Crédit photo : Parc National de Krka, Croatie © Alicja Neumiler / Shutterstock