Qui, lors d’une promenade en pleine nature ne s’est jamais dit que ces parcelles forestières parsemées de troncs et de branches au sol, étalés entre les fougères, parfois des lianes, semblaient beaucoup plus attractives que ces trop communs et monotones alignements de conifères ou de peupliers, ou que ces grandes futaies dont les sous-étages paraissent vides de toute diversité végétale ? Qui ne s’est pas un jour réjouit à la vue d’un reste de houppier, mystérieux dans la brume, dont la forme pouvait évoquer l’une de ces créatures fantastiques légendaires peuplant nos contes et légendes ancestraux ? D’où vient ce sentiment d’irréel et de beauté face à cette anarchie végétale apparente ? Peut-être parce que ces milieux sont beaucoup plus vivants qu’ils n’en ont l’air. Là où certains verront un lieu abandonné recouvert de déchets de bois inexploités et pourrissants, d’autres apprécieront tout simplement la biodiversité insoupçonnée attachée au bois mort sous tous ses états.
Un arbre qui meurt continue de participer au cycle du vivant en hébergeant de nombreuses espèces d’insectes, de champignons ou d’oiseaux. Refuge pour les uns, perchoir pour les autres, sa matière se transforme au gré du temps pour rendre progressivement au sol ce qu’il lui a pris. Une forêt où l’on permet à une certaine quantité de bois mort de rester sur place et de poursuivre sa désintégration, est une forêt qui ne sera pas amputée de son cycle naturel et de la quantité incroyable de vie qu’elle entretient. Conscients des services que peut rendre une forêt où est laissé en l’état le bois mort, plusieurs gestionnaires, en Wallonie, mais aussi chez nos autres voisins européens, tentent de quantifier au mieux le bois mort nécessaire à préserver pour trouver un équilibre entre rentabilité et respect efficace du cycle complet du bois.
Le bois mort, c’est un beau cycle de vie. Depuis quelques semaines, un autre cycle, nettement plus inquiétant semble s’être emparé de tous les espaces médiatiques : celui de la bêtise et de l’obscurantisme. On attendait son retour avec résignation, sans trop croire à ses promesses de chaos. Et pourtant, il aura suffi de quinze jours au nouveau locataire de la Maison-Blanche pour commencer à mettre à exécution le pire du pire au-delà de l’inimaginable. Rejoint par une galerie de sinistres et effrayants personnages, les données et accès de certaines agences fédérales scientifiques sont détruits à la boule de démolition plus vite que les temples de Palmyre ou les Bouddhas de Bamyan. Il ne s’agit pas d’un hasard, mais d’une méthode bien décrite par l’essayiste et militante canadienne Naomi Klein dans son essai « La stratégie du choc » (Actes Sud, 2007). Elle y démontre que cette méthode, consistant à « intervenir immédiatement pour imposer des changements rapides et irréversibles à la société éprouvée par le désastre », a été théorisée depuis longtemps aux États-Unis. Mais déjà au XVIᵉ siècle, Machiavel écrivait « Le mal doit se faire tout d’une fois : comme on a moins de temps pour y goûter, il offensera moins. » (in « Le Prince », 1532).
De ce côté-ci de l’Atlantique, les droites populistes et extrêmes se mettent à rêver ensemble de dynamiter les programmes environnementaux (notamment le « Green Deal » dont le but primordial est de rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050) et les ONG qui les soutiennent. Les fous veulent prendre possession de l’asile pour y casser rapidement et massivement tous les thermomètres. Comment réagirions-nous si le DEMNA (SPW) ou l’IRM étaient violemment censurés du jour au lendemain pour des raisons idéologiques aux dépens des faits scientifiques les plus élémentaires ? Si les cercles universitaires étaient interdits aux femmes et aux homosexuels ? Nous n’en sommes heureusement pas (encore) là, mais pourtant, ici aussi, certains et certaines se sentent pousser des ailes. Et si nous n’y prenons pas garde, les choses peuvent basculer rapidement. Croire que le pire n’arrivera plus jamais n’empêchera jamais qu’il puisse arriver.
Quand nos droits fondamentaux commencent à être menacés ou vendus aux plus offrants par ceux-là mêmes qui devraient en être les garants, quand la vérité alternative s’insinue petit à petit dans le discours politique et médiatique au détriment du réel, il est impératif de renforcer les contre-pouvoirs. Pour y parvenir, soutenir les associations environnementales est une bonne chose, c’est faire oeuvre de salubrité morale. Pourtant, là aussi les choses se compliquent. Le Gouvernement wallon a fortement réduit le budget consacré à la biodiversité. L’avenir des subventions des associations reste dans l’incertitude. Peut-être compte-t-il sur la capacité des ONG à mieux se financer par des dons, mais voilà, le nouveau gouvernement fédéral « Arizona » veut aussi réduire la déductibilité fiscale des dons de 45 % à 30 %…
Les enjeux d’environnement, de biodiversité, de santé physique et mentale qui ont en commun la solidarité ne sont pas des politiques de gauche. Ils devraient être une thématique commune et transversale de tous les politiques mise en oeuvre. Le véritable dogmatisme réside moins dans les politiques écologiques accusées d’idéologie que dans les mesures libérales qui sont imposées au détriment de l’intérêt collectif.
Cet article est l’édito des Carnets des Espaces Naturels N°23.
Crédit photo : © Christophe Danaux